Comme chaque année, au début du mois de février, un questionnaire est envoyé par le Forum, au nom du Comité international 17 octobre, concernant le choix du thème de la Journée mondiale du refus de la misère. Ce mois de février 2024 a été l’occasion de choisir un thème chapeau pour un cycle de 2 ans, sur la période 2024-2025.
Le questionnaire a été envoyé à un peu plus de 500 correspondants et correspondantes et nous avons reçus pas moins de 189 contributions, individuelles et collectives, soit un total de 214 individus ayant participé à la consultation cette année.
Deux grands thèmes ont été proposés par le Mouvement ATD Quart Monde en lien avec nos amis et partenaires de l’ONU à New York :
- Thème 1 : Vaincre la maltraitance sociale et institutionnelle,
- Thème 2 : De nouveaux lendemains pour chaque enfant, chaque famille et chaque personne laissés pour compte.
Cette synthèse de l’ensemble des réponses reçues à la consultation voudrait restituer aussi fidèlement que possible le paysage des idées et des arguments, celui des morceaux de vie qui ont été partagés avec nous au fil des contributions. Nous avons cherché à faire ressortir des idées clés, à mettre en avant des paroles fortes qui les illustrent.
Ce que nous montre de nombreuses réponses à la consultation, c’est que ces deux propositions de thèmes sont complémentaires. Elles relient le combat des personnes en situation de grande pauvreté – pour regagner de la confiance en elles, retrouver du pouvoir d’agir sur leur vie (l’émancipation) – au travail d’interpellation de la société, des institutions, des personnes qui ne vivent pas la misère, afin que chacun·e prenne ses responsabilités dans ce combat commun pour mettre fin à la violence.
Pour les contributions qui concernaient le premier thème, ce document revient sur les définitions de la maltraitance institutionnelle d’une part, et la maltraitance sociale d’autre part, telles qu’elles figurent dans la recherche internationale menée par ATD Quart Monde avec l’Université d’Oxford sur Les dimensions cachées de la pauvreté.
D’après les réponses qui nous sont parvenues, on peut montrer que la maltraitance grandit souvent sur des incompréhensions mutuelles, des préjugés sur les personnes en situation de grande pauvreté. Ces a priori créent de la méfiance et de la peur chez les personnes les plus éloignés des services publics ou des institutions censées les soutenir.
La maltraitance des institutions
Pour la question de la maltraitance institutionnelle, certaines contributions ont posé la question de l’accessibilité des services publics, du langage utilisé par l’administration qui est souvent difficile à comprendre. Aussi, avec le développement de l’automatisation et de l’intelligence artificielle, c’est un nouveau risque d’exclusion qui apparaît.
D’autres encore, ont souhaité aborder la violence scolaire. L’école, bien souvent, produit de l’exclusion.
« Souvent, les enfants de familles en situation de pauvreté sont orientés de manière abusive vers des enseignements d’exclusion. »
Arnaud, Belgique
En ce qui concerne l’accès aux soins, plusieurs contributions pointent le manque de prévention, d’information et la dégradation des services de santé là où ils existent.
« L’accès aux services de santé est essentiel pour l’éradication de la pauvreté, mais des millions de personnes dans le monde n’ont pas accès aux soins de santé de base en raison de facteurs tels que le coût de ces soins, l’éloignement géographique et l’insuffisance des infrastructures de santé. »
Sulosh, Afrique du Sud
Une autre grande catégorie de réponses concerne la séparation des familles. La grande pauvreté empêche celles et ceux qui la vivent de vivre en famille.
« La séparation des familles est à la base de la recrudescence du nombre des plus pauvres dans certains pays. Comme en République Démocratique du Congo par exemple, la séparation des familles est l’une des raisons qui ont causé la présence d’un grand nombre d’enfants en situation de rue, qui les exposent à la grande pauvreté future. »
Édouard, République démocratique du Congo
Enfin, la dernière catégorie des réponses concernant la maltraitance institutionnelle remet en cause une aide jugée contre-productive. Quand elle n’est pas pensée et construite avec des personnes directement concernées, l’aide mise en place par les États ou les programmes de développement se montrent bien souvent inefficaces ou contre-productifs, produisant parfois plus de mal que de bien.
« L’État met en place des programmes d’aide avec des budgets pour venir en aide aux familles et aux personnes en précarité, mais les critères pour y accéder sont en complet décalage avec la réalité et des fois, ils sont discriminatoires. »
Patricia, Île Maurice
La maltraitance de la société
Le second aspect de la maltraitance, celle de la société, a suscité des réactions par rapport au harcèlement, notamment à l’école. D’autres contributions insistaient sur un manque de modèles issus de la diversité, qui fait que des enfants ne s’imaginent pas faire certains métiers.
Un point extrêmement saillant dans les contributions, par rapport à la maltraitance sociale, c’est le prix de la honte et des humiliations. C’est peut-être une des plus grandes violences qu’exerce la société sur les personnes qui vivent en grande pauvreté que de faire tomber sur leurs épaules la responsabilité de ce qu’elles vivent. Quel est le prix de tant de honte transmise de génération en génération ?
Une autre idée évoquée dans le cadre de la maltraitance sociale, c’était le poids des préjugés. Les médias et la société accusent les pauvres d’être responsables de leur situation. Les choses ne changeront pas tant que l’idée que les gens se font de la pauvreté ne changera pas.
Un autre sentiment exprimé dans les contributions est le fait que l’exclusion et le rejet de pans entiers de la société continuent de constituer un frein pour des millions de personnes dans le monde.
Enfin, la dernière grande idée reprise dans la synthèse, par rapport à la maltraitance sociale, c’était l’exploitation par le travail. Le manque d’opportunités d’emploi et de travail décent est un facteur majeur de pauvreté.
Focus sur l’existence légale
Un point d’insistance de la synthèse cette année était le droit à l’existence légale, en d’autres termes, aussi bien la question de l’enregistrement de chaque enfant à la naissance que la domiciliation, c’est-à-dire le droit d’avoir une adresse stable (qui est souvent indispensable pour faire reconnaître légalement son identité). Les contributions ont révélé les conséquences dramatiques de son absence, quelles qu’en soient les causes. Elle crée des enfants, puis des adultes dont tous les droits sont bafoués puisqu’ils n’existent pas aux yeux de l’État.
« Bon nombre d’enfants voire même d’adultes ne possèdent pas l’acte de naissance et la majorité est dépourvue de certains services tels que l’inscription à l’école, les démarches de l’identité nationale, le visa… »
Bob, République centrafricaine
Qu’est-ce que la maltraitance révèle ?
Certaines contributions ont permis de mettre en lumière comment la violence des institutions et celle exercée par la société s’articulent l’une à l’autre et comment l’une rend l’autre possible.
Dans une section que nous avons intitulée « Maltraitance et inégalités sociales », nous reprenons certaines des contributions qui mettent en lumière le fait que la maltraitance (en particulier la maltraitance institutionnelle) peut maintenir et renforcer les inégalités sociales.
Les sections suivantes insistent d’une part sur le fait que la question de la maltraitance permet de mettre en évidence une dynamique plus large qui travaille l’ensemble de la société et d’autre part, sur le besoin de comprendre et de nommer ce que l’on vit. Les personnes concernées par l’expérience de ces maltraitances ont besoin de mettre des mots sur ce qu’elles vivent. Poser des mots sur les maux pour prendre la distance nécessaire et pouvoir agir.
La dernière section de la synthèse au sujet de la maltraitance sociale et institutionnelle se concentre sur l’engrenage de la violence. Tout est lié : la maltraitance sociale rend possible et produit la violence des institutions à l’égard des personnes qui vivent la grande pauvreté. Ces différentes formes de violence se croisent, ce qui amplifie l’exclusion et la souffrance.
Nous avons aussi besoin de comprendre ce que vivent les personnes de la grande pauvreté exposées à d’autres formes de discriminations (comme le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie pour donner quelques exemples). Comment, dans la vie de ces personnes, ces différentes formes d’oppression s’articulent et interagissent entre elles.
Agir aujourd’hui pour la justice
Après le point précédent, davantage axée sur la réflexion, nous avons souhaité mettre en lumière les contributions qui insistaient sur l’urgence d’agir, et ce dès maintenant !
« Nous sommes fatigués de toute cette pauvreté, surtout ici aux États-Unis, nous devrions parler moins et agir plus.
Kim et Babette, États-Unis
Quand les choses vont-elles changer ? »
Se mettre ensemble pour s’émanciper
Les personnes qui résistent à la misère au quotidien ont besoin de trouver des espaces sûrs, libres et reconnus où elles pourront prendre la parole, partager leurs intelligences et participer aux décisions qui les concernent. Cela nécessite de remplir un certain nombre de conditions exprimées dans certaines contributions, y compris du temps, beaucoup de temps.
Plutôt que de voir chez celles et ceux qui résistent à la grande pauvreté des personnes à soutenir, voyons en elles une forme d’humanité accomplie qui détient un savoir indispensable pour construire une société plus juste.
Un des chemins d’émancipation réside dans la rencontre. Oser la rencontre avec les personnes qui ne nous ressemblent pas. Donnons la parole aux personnes concernées et faisons en sorte que des oreilles soient là pour les entendre, que des responsables politiques, des fonctionnaires, des citoyen·ne·s soient là pour les écouter et pour se mettre en route avec elles.
Transformer la société
Si nous voulons collectivement relever ce défi de mettre fin à la misère et (re)créer une société qui garantisse à chacun·e les conditions pour vivre et s’épanouir, il nous faut réfléchir et construire ensemble les conditions de la participation de toutes et tous.
À travers la confiance retrouvée, des espaces cherchant à créer les conditions de la participation de toutes et tous, nous pouvons nous former ensemble à prendre la parole, en donnant la priorité aux personnes directement concernées par l’expérience de la grande pauvreté.
Le combat pour mettre fin à la misère est complexe. C’est un combat de longue haleine qui nécessite que nous mettions nos efforts en commun, que nous puissions partager nos expériences et célébrer nos réussites. Nous devons fédérer nos luttes, bâtir des ponts entre nos collectifs et nos associations, nous mettre en réseau et créer des alliances de combat.
Croisement partout, croisement tout le temps !
Les personnes en situation de pauvreté sont de véritables lanceuses d’alerte. Par leurs expériences de vie et les savoirs qu’elles en tirent, les personnes en situation de grande pauvreté détiennent une connaissance intime de l’injustice et de l’oppression. De là où elles vivent, des quartiers de misère aux zones de relégation, les personnes en situation de grande pauvreté portent un message pour le monde : sans justice, pas de paix !
« Une famille unie pour l’avenir des enfants dans un monde sans violence, libéré des groupes armés et des guerres d’agression. »
Benjamin, République démocratique du Congo
Celles et ceux qui veulent participer à ce combat doivent chercher les voies pour entrer en dialogue avec de nouvelles pensées, à commencer par celles des premières personnes concernées. Pour agir collectivement sur le monde (même à petite échelle), nous avons besoin de décoder la réalité et pour ça, il nous faut des outils, des grilles de lecture. Comment s’assurer que les « lunettes » que nous chaussons pour lire le réel soient les bonnes et qu’elles ne laissent pas une part de la réalité dans l’ombre ? Qu’elles n’abandonnent pas une partie des personnes concernées au silence ? C’est en tissant les fils de plusieurs pensées – des pensées qui ne partent pas du même endroit dans la société –, en croisant les savoirs. Alors, croisement partout, croisement tout le temps !
Une nouveauté pour 2024 : les échanges en visioconférences
Pour la première fois cette année, des rencontres à distance ont eu lieu après ce premier travail de synthèse des réponses reçues au questionnaire en ligne. Ces échanges ont réunis au total 22 personnes de 9 nationalités différentes lors de quatre rencontres.
Ces quatre rencontres ont eu lieu en trois langues : deux rencontres en français les 27 mars et 1er avril ainsi que deux autres rencontres, dans la même journée du 29 mars (une rencontre en anglais, directement suivie d’une rencontre en espagnol). Elles ont duré deux heures chacune.
Ces dialogues ont été imaginés pour rendre les grandes lignes de cette synthèse (les principales idées-clé appuyées par quelques paroles fortes) aux personnes ayant participé à la consultation et donner à d’autres l’opportunité de s’y joindre à cette étape.
L’objet de ces échanges était aussi de vérifier les analyses avancées dans cette synthèse et nous assurer de la validité et de la cohérence de la mise en dialogue des réponses entre elles. Nous voulions que ces temps permettent aux personnes présentes de réagir, d’approfondir voire d’éclaircir certaines idées, de les reformuler. De mettre en évidence des points d’accord ou, au contraire, de désaccord, de faire émerger des questions et des pistes d’action. Enfin, un des objectifs de ces rencontres était de nous donner de l’élan pour nous mettre ensemble en chemin vers la Journée mondiale du refus de la misère.
De plusieurs heures d’échanges, nous avons fait le choix de retenir dans cette synthèse quelques idées qui nous semblent prolonger, compléter ou approfondir celles qui se trouvaient déjà dans les réponses reçues au questionnaire.
En conclusion, nous aimerions remercier chaleureusement chaque personne
ayant contribué à cette consultation et vous en souhaitons bonne lecture !