Accueil 9 approfondir 9 Au cœur de tout la dépossession de pouvoir d’agir

Cet article a été écrit par Sœur Thérèse Ricard, correspondante du Forum du refus de la misère au Liban, après avoir lu le rapport de la recherche sur Les dimensions cachées de la pauvreté. Cet article a été publié dans un recueil des réactions au rapport que vous pouvez trouver ici.

Article disponible en langue arabe

La lecture du rapport de la recherche sur Les dimensions cachées de la pauvreté m’a fait réfléchir sur le lien que j’ai crée avec Josianne.

Josianne est venue d’elle-même à Beitouna. Quelqu’un lui avait dit qu’elle trouverait là une personne qui lui serait proche. Quand j’y repense, je vois que cette démarche était un pas très neuf pour elle. J’ai oublié le détail de ce qu’on a échangé. Je sais que, par la suite, j’ai souvent été visiter Josianne dans la chambre insalubre où elle vivait : je voyais l’immense solitude de cette femme qui ne voyait personne, se « pomponnait » le vendredi soir en vue du week end où elle devait gagner sa maigre vie en pratiquant l’auto-stop. Elle buvait beaucoup de café, fumait. Sur les murs, des photos publicitaires de lait Nestlé montraient des bébés aux belles joues rebondies, ça m’a sauté aux yeux.

Une réflexion a eu un gros impact sur la suite.

Mina, qui vient aussi du monde de la prostitution et qui est la voisine de Beitouna, ne tarde pas à me dire : « de tous ceux qui viennent à Beitouna, c’est elle la plus pauvre ». J’ai su, dans cet instant, que je serais toujours là pour elle. Une amie m’a demandé quelque temps après une famille ou
une personne dont elle pourrait spécialement être proche. Je lui ai proposé de devenir amie avec Josianne qui vivait une insondable solitude. Mais cette amie est revenue après quelque temps, déçue, me disant : « je lui ai dit qu’elle devrait voir un médecin, mais elle ne veut pas. Je lui cherche un gagne-pain plus honnête, mais elle ne veut pas. Je n’arrive à rien ». Pourtant ma propositions était « devenir amie », mais c’était peut-être peu habituel et plus difficile que de penser à sa place. Pour ma part, je percevais qu’il était normal qu’il y ait entre Josianne et moi des temps d’apprivoisement, d’accueil simple de ce qu’elle est, sans chercher à percer ce qu’elle n’est pas portée à partager. J’avais un profond désir de maintenir la relation, de créer vraiment la confiance.

Je ne savais pas la réponse, je restais « au bord », je voulais rester au service de ce qu’elle porte en elle de ressources. L’écouter. Par ce lien, activer ce qu’elle porte en elle. Est-ce que j’aurais dû faire plus ? Je ne m’y sentais pas appelée, peut-être lui ai-je manqué en ne m’impliquant pas davantage ?

Ce lien avec Josianne était pour moi une école de vie:
décentrement de moi pour être au service de sa vie à elle, et cela a
marqué par la suite d’autres liens avec d’autres personnes.

Mon désir était que Josianne ne soit plus seule, qu’elle perçoive qu’elle a une « alliée ». Je sais que dans l’action sociale il y a des objectifs précis d’intégration à la société qui exerce ses propres pressions. Et moi, mon objectif, c’était le lien. Je notais ses paroles (elle a peu d’outils de parole) : « je n’en peux plus, je vais éclater… », « je vais mourir »… Ces paroles, combien de fois les ai-je entendues ! Josianne vivait à la limite du supportable, c’est une expérience de mort et de désespoir. Cela appelle une relation.

Je sentais que le refus de participer qu’opposait Josianne aux personnes cherchant à influer sur son style de vie était une résistance : son expérience lui avait fait voir que lorsqu’on ne répond pas aux critères sociaux, aux habitudes, aux manières de faire… on attire l’attention sur soi et ce qui advient c’est la marginalisation, la stigmatisation, l’exclusion… parce que les comportements sont jugés trop déviants.

Un moment-clé : Josianne est enceinte

Je l’écoute me parler de ses tentatives d’avorter. Mais en même temps, je perçois qu’elle désire garder cet enfant. Elle a peur qu’on le lui prenne.

L’histoire de Josianne comme « mère » est tragique : elle a déjà eu des enfants qui lui ont été confisqués à la naissance. « Ils sont morts-nés » lui a-t-on dit. Elle n’en croit rien. Elle a subi de fortes pressions pour qu’elle avorte, jugée incapable d’élever un enfant.

Elle est lucide : « je n’irai pas accoucher là où l’association (pour mères célibataires) m’a déjà envoyée, je préférerais accoucher sur le trottoir ! »

Pour oser mettre son enfant au monde, elle a dû affronter les travailleurs sociaux, affronter la société. C’est un combat, une action. Je l’ai admirée : son courage, sa décision, son engagement pour son
enfant. Josianne ne supporte pas que les autres décident pour elle, elle veut s’émanciper de cette menace, décider elle-même. Dans ce combat pour son fils à naître, je me suis engagée personnellement pour sa liberté, son choix. J’ai reçu de vifs reproches de l’association. Je n’ai pas pu comprendre leur manière d’agir et donc pas pu collaborer.

Grâce à quelques amis, nous avons pu faire l’indispensable : nouveau logement moins insalubre, suivi sanitaire de la grossesse, frais d’accouchement, présence aux premiers soins du bébé, crèche pour
l’accueillir, travail pour Josianne. Et surtout l’amitié.

Josianne connaît ce que vivent les gens dépourvus de pièces d’identité. Elle ne veut pas que son fils reste sans identité, c’est-à-dire sans aucun droit. Or, au Liban, seul le père transmet la nationalité libanaise. Nous avons dû inventer les réponses que Josianne pourrait donner pour affirmer que le « père inconnu » de son enfant est bel et bien libanais !

Elle se cabre devant l’intrusion de l’association qui, selon moi, lui manque totalement de respect, la signalant dans des rapports écrits comme « incapable, bornée, femme courant les hommes… »

Lorsque son fils arrive à l’âge scolaire (4 ans) l’association l’inscrit dans un orphelinat et, dans le même temps, Josianne est conduite en prison sous
prétexte qu’elle aurait volé un téléphone. Le monde s’écroule : l’enfant, privé de tout contact avec sa maman, entre en dépression. Josianne perd son travail et sa chambre puisque le loyer n’est plus payé. Elle sortira de prison après quelques mois, sans jugement, en plein hiver, se retrouvant à la rue.

L’association l’embauche comme femme de ménage. Elle devient dépendante de l’association pour son petit salaire et même pour toutes ses décisions. Elle sent qu’on veut la priver de sa relation avec son enfant, qu’elle est surveillée sur sa vie privée, sa façon de tenir son intérieur, etc, et qu’on peut la renvoyer du travail si elle résiste. Un jour, excédée, elle leur refuse l’accès à son chez elle. J’ai dû à plusieurs reprises essuyer les reproches et mécontentements de l’association.

On m’a répété des paroles qui me choquaient : « pour nous, ce qui compte, c’est l’enfant »
et je répondais : « pour moi, ce qui compte, c’est les deux personnes, la maman et l’enfant et aussi le lien entre eux. »
Je n’arrivais pas à admettre que Josianne soit oubliée, comptée comme quantité négligeable.

Au cœur de tout La dépossession du pouvoir d’agir

La dépossession du pouvoir d’agir qui suscite la souffrance et aussi la résistance, le combat, malgré le stress et le désespoir.

Les dynamiques relationnelles : La perte de confiance dans les autres, la solitude. Les services sociaux qui répondent en ignorant les
personnes, en les humiliant, en ne croyant pas en elles, en détruisant le lien maternel. Les jugements, la domination, le contrôle, le
déni de leurs droits

Les privations : Elle a dû pendant des années vivoter avec un peu de prostitution, victime d’exploitation et d’humiliations, mettant sa santé en
danger. Elle a aussi fait l’effort de se lever très tôt le matin pour aller ramasser dans les rues les boites vides de bière ou autres boissons afin de les
revendre au poids. Car elle n’a jamais eu de repas, de vêtements, de facilités dans sa maison, elle essayait de garder de quoi faire des petits plaisirs à son fils. Elle qui n’a jamais été à l’école, elle a eu une très grande fierté en voyant son fils étudier. Elle a connu la dure vie dans la rue, l’inconfort, la fatigue et surtout la violence. Elle a été traitée de « détraquée » par les voisins de l’immeuble et elle s’est emportée contre eux… car elle n’avait pas de défense.

Les contributions non reconnues : Josianne sait mieux que la plupart des libanais combien d’enfants restent sans identité à cause de la loi libanaise.
Elle a lutté pour contourner cette loi et il lui arrive de conseiller d’autres face à cette situation.

Josianne tient à ce lien entre nous

C’est à Beitouna que Josianne est venue à ma rencontre. Elle est toujours accueillie avec amitié.Mais les profondes blessures dans la vie de Josianne la laissent encore incapable de croire aux relations offertes ou de s’y sentir elle-même. Elle garde un lien souple. Et Beitouna apprend à prendre en compte les difficultés relationnelles des plus fragiles.